29. LES TEMPS DES EMPIRES
L’empire des dauphins
Le vent soufflait sur les dunes. Des vapeurs grises s’accumulaient, porteuses de crachins épars. Les hommes contemplaient le ciel et la plupart se posaient des questions sur ce qu’il y avait vraiment là-haut, au-dessus des nuages. Certains cependant ne s’en posaient pas, et c’étaient de loin ceux-là les moins angoissés. Pour eux demain serait un autre hier.
Les humains vieillissaient et mouraient, certains en souriant, d’autres en geignant. Quelques-uns lâchaient des phrases définitives avant de trépasser : « La mort n’est qu’un passage » ou : « Poussière, je retourne à la poussière. » On enterrait les cadavres, les vers les recyclaient pour en faire du compost. Au bout de trois générations, leurs noms étaient pour la plupart oubliés.
Les hommes-dauphins se sentaient dans l’impasse. Leurs livres d’histoire répertoriaient leurs malheurs réels et leurs espoirs. Ils ne savaient quel sens donner à leur destin collectif. Des mouvements ésotériques au sein même de leur religion cherchèrent à trouver des explications, mais si cette quête entretenait l’imaginaire des hommes-dauphins, elle ne suffisait pas à les rendre sereins.
Leur territoire ancestral était envahi par les hommes-lions. Leur population était dispersée en minorités plus ou moins bien tolérées au sein des autres nations.
Fuyant le joug des envahisseurs du nord, des hommes-dauphins décidèrent de partir caboter le long de la côte dans l’espoir d’y fonder une ville où ils seraient enfin en paix. La plupart du temps, sur les rivages, ils étaient accueillis par des flèches et des pierres et s’empressaient de reprendre la mer. Ils s’apprêtaient à regagner tête basse leur port d’origine, résignés à être partout traités en indésirables quand, à leur grande surprise, ils furent accueillis à bras ouverts dans une cité côtière du sud, un port aussi grand que spectaculaire.
Il y avait même une petite communauté d’hommes-dauphins déjà installée depuis très longtemps qui vivait dans le confort et la sécurité.
Ils cherchèrent la raison de pareil accueil. La méfiance était de règle. À leur vive surprise, dans leur langue, un représentant de la population locale leur expliqua qu’ils étaient maintenant chez les hommes-baleines, lesquels, selon leurs prêtres, avaient récemment perdu leur dieu, mais celui-ci, avant de disparaître, leur avait annoncé l’arrivée imminente d’un groupe d’hommes-dauphins. Il leur avait enjoint de les recevoir en toute amitié car ils apporteraient les connaissances nécessaires à une nouvelle ère de prospérité pour leur peuple.
Les hommes-dauphins trouvèrent d’abord cette attitude suspecte. Ils avaient payé pour savoir qu’il n’existait plus, dans les régions environnant leur terre ancestrale, de lieu exempt de menaces pour eux. Ils s’étaient résignés à l’idée que, pour des raisons irrationnelles, le racisme anti-dauphin était cyclique. Même quand le phénomène s’arrêtait, il finissait par revenir. Mais ils n’avaient plus le choix. Alors ils commencèrent à se détendre. Même si certains d’entre eux murmuraient encore que tout se passait trop bien.
Les hommes-baleines se convertirent à leur religion de la lumière, du soleil, du dieu unique, de la force de vie qui transcende l’univers, renonçant au culte de leur dieu baleine. Tout comme les hommes-dauphins ils prirent l’habitude de se laver les mains avant de manger, ils respectèrent une journée de repos par semaine, renoncèrent aux sacrifices humains puis aux sacrifices d’animaux. Ils renoncèrent même à l’esclavage.
Ils avaient déjà adopté la langue et l’écriture des hommes-dauphins, ils se ralliaient maintenant à leur calendrier et à leur cartographie.
Les architectes dauphins fortifièrent les murs de la cité avec un nouveau ciment concocté par leurs chimistes. Toujours soucieux d’hygiène, ils placèrent sur les toits des habitations des citernes destinées à recueillir les pluies et à se laver plus fréquemment. Ils créèrent un système de tout-à-l’égout pour assainir les rues de la ville. Pour la promenade, la santé et l’agrément, ils plantèrent des jardins. Ils érigèrent un observatoire d’astronomie, une grande bibliothèque et un temple cubique de taille imposante. Autour de la cité, des aqueducs et un système d’irrigation approprié décuplèrent les récoltes.
Sous l’influence de ces nouveaux hommes-dauphins, les hommes-baleines créèrent un système politique avec une reine qui disposait d’un pouvoir symbolique et une assemblée de sages qui avaient un pouvoir législatif. Ces derniers nommaient un gouvernement formé de spécialistes.
La première reine fut une femme issue du peuple baleine, mais elle épousa un scientifique issu du peuple dauphin.
La ville battit monnaie. La justice était rendue par des tribunaux composés de professionnels du droit et de jurys populaires. Dans la plus pure tradition dauphin, la reine se mit à développer ses talents de médium et simultanément à grossir jusqu’à devenir obèse. Ses prêtres l’accompagnaient lorsqu’elle s’installait au centre du temple pour entrer en transe et recevoir les messages de la « dimension supérieure ».
Sous l’impulsion de leur grosse reine, hommes-baleines et hommes-dauphins se lancèrent dans la construction d’un port de taille inégalée pouvant accueillir des centaines de bateaux sur plusieurs étages, grâce à leurs rampes aquatiques. Les navires eux aussi furent améliorés avec des gouvernails qui pouvaient se contrôler de l’avant du bateau, des coques effilées et des matériaux plus légers qui permirent aux vaisseaux de gagner en rapidité et en contenance.
Bien vite les ingénieurs dauphins comprirent que la solidité d’une embarcation tenait à sa quille. Jusqu’ici, elles étaient constituées de trois éléments qui, au premier choc, se désarticulaient. Étudiant à fond les techniques de fabrication des coques marines, les ingénieurs s’intéressèrent à des arbres imposants : les cèdres. Ils les tordirent pour obtenir une forme arrondie en humidifiant les extrémités et en les chauffant d’un seul côté. Quelqu’un eut alors l’idée de ce qui allait devenir le principal secret des chantiers navals des hommes baleino-dauphins : tordre l’arbre dès l’état d’arbuste. Le tronc poussait en courbe et il était ensuite facile d’obtenir une coque arrondie avec des quilles de bois d’un seul tenant. La vision de certaines forêts aux arbres penchés amusait beaucoup les enfants et surprenait le promeneur non averti.
Rechignant toujours à faire eux-mêmes la guerre, les hommes-dauphins recrutèrent des mercenaires, soldats professionnels rémunérés pour protéger les convois maritimes et veiller sur la cité. Dès lors, avec la présence de militaires embarqués, les bateaux obtenaient le respect des autochtones. Les hommes-dauphins s’entretenaient librement avec la population locale à laquelle ils proposaient des échanges de matières premières, d’objets manufacturés ainsi que des cartes marines.
Ils commencèrent par faire du troc puis convainquirent les autres peuples d’user d’une monnaie commune.
Pour augmenter les échanges, les hommes baleino-dauphins lancèrent des expéditions dans des régions encore plus éloignées. Là ils établirent des comptoirs de commerce.
Ces expéditions eurent aussi pour effet d’encourager le brassage des peuples, malgré les réticences premières. Des royaumes voisins, prenant conscience de l’avancement des hommes baleino-dauphins, envoyèrent même leurs jeunes s’instruire dans leurs universités. Ils en revinrent avec des idées libérales qui choquèrent leurs populations d’origine. Ils étaient volontiers antiesclavagistes, ils prônaient l’interdiction des sacrifices humains et animaux, autant de comportements jugés subversifs.
La civilisation baleino-dauphin, grâce à l’ingéniosité de ses architectes navals, perfectionnait constamment ses navires avec, pour enjeu, des expéditions de plus en plus lointaines repoussant au fur et à mesure la « terra incognita ». Les cartes mises au point précisaient aussi la nature des courants marins auxquels étaient soumises les embarcations. Ainsi, ils pouvaient voyager sur de grandes distances simplement en se laissant porter par les bons courants. Des routes maritimes se créèrent, qu’ils étaient seuls à connaître.
Encouragées, la reine et l’assemblée décidèrent un jour de lancer des navires à la recherche de la grande île à l’ouest. La mythique « île de la Tranquillité » où leurs ancêtres avaient tenté de créer un État idéal. Les marins naviguèrent longtemps mais rentrèrent bredouilles. Si île il y avait eu, elle était désormais engloutie et nul séisme abyssal ne l’avait fait remonter.
Le peuple des hommes baleino-dauphins chargea une expédition d’effectuer le tour complet de leur continent. Le périple dura sept ans. À leur retour, les voyageurs ramenèrent des denrées nouvelles, des fruits et des légumes inconnus, des épices qui parfumaient les plats. Ils rapportèrent aussi des instruments de musique originaux, des plantes médicinales qui soignaient les fièvres, des pierres très dures aux reflets splendides.
Il y avait aussi parmi les marins de retour quelques porteurs de maladies encore jamais vues et qu’on ne savait pas soigner. Suite à une terrible épidémie, par souci de protéger sa population, l’assemblée opta pour la mise à l’écart temporaire de ceux qui revenaient de loin. 40 jours sans contact avec la ville étaient nécessaires pour tous les marins ayant séjourné en territoire inconnu. Dans leurs pérégrinations, il arrivait aux expéditions de commerce de rencontrer des hommes-dauphins issus de migrations antérieures. Certains avaient conservé des connaissances qu’eux avaient oubliées. D’autres avaient tout oublié et étaient en demande du rappel des rituels anciens. Après avoir cerné le continent par la mer, les hommes baleino-dauphins voulurent savoir ce qu’il y avait sur l’étendue des terres. Des caravanes partirent à la découverte des régions au-delà des montagnes de l’est. Ils rapportèrent des informations fiables sur les civilisations qui y avaient émergé.
Un jeune explorateur particulièrement intrépide organisa un raid vers le nord-est. L’escouade eut à combattre plusieurs bandes de brigands, escalada les hautes montagnes frontalières du nord, passa plusieurs corniches escarpées pour déboucher sur un désert de rocaille. Un torrent furieux franchi, des bandes de pillards les attaquèrent. Ils en vinrent à bout pour trouver devant eux de nouvelles montagnes avec au-delà une zone qu’ils considérèrent comme le bord du monde.
Sans le savoir le jeune explorateur et ses hommes venaient d’entrer en contact avec la grande civilisation des hommes-termites.